Hobbies, surconsommation, accumulation…
Le GAS, ou Gear Acquisition Syndrome (en français SAM ou Syndrome d’Acquisition de Matériel) est le nom pas sérieux donné à un phénomène courant dans les loisirs, et dans la manière dont on en parle dans les communautés en ligne ; c’est le penchant qui nous conduit à dépenser de l’argent dans l’achat de plus de matériel en pensant que c’est ça qui va nous faire profiter un peu plus.
J’ai rencontré ça la première fois quand je me suis intéressé à la photo au début des années 2000. Les discussions en ligne sur Flickr concernaient assez peu la pratique photographique, les artistes passés, la vraie critique picturale ou autre, mais tout semblait être axé sur la technique, et surtout sur le matériel utilisé. C’est sympa de pouvoir voir sur Flickr des exemples de telle optique ou du rendu de tel film, mais lorsque ces aspects concernent la majorité des discussions on ne pense plus à la photo comme un passe-temps créatif (ou une pratique artistique), mais comme une activité de collecte et d’amassage.
Il y a un côté FOMO (Fear Of Missing Out, la peur de passer à côté d’un truc) : quoi, tu n’as pas essayé le Canon GT500 UHT 37.5mm ? Et le toy camera de luxe germano-japonais produit à 250 exemplaires de mars 1987 à octobre 1988 ? Le focus sur ces considérations matérielles peuvent pousser à être insatisfait de sa propre pratique photographique pour les mauvaises raisons.
Il y avait cette citation d’Ira Glass à propos du bon goût, qui dit en substance que ce qui nous conduit à faire de l’art c’est notre bon goût, et qu’il y a une différence au début de notre pratique, entre nos exigences esthétiques et le résultat de notre pratique. C’est normal : au début on n’a pas l’expérience, et c’est pratiquer qui nous fait progresser, et au final trouver la satisfaction à la fois dans la pratique et dans le résultat.
Or, lorsque les échanges dans les communautés en ligne (ou même hors ligne) se concentrent en majorité sur les aspects matériels, on blame notre insatisfaction sur le fait qu’on est pas assez bien équipé, plutôt que sur le fait qu’on n’a pas assez d’expérience. Évidemment, avec du matériel basique on est limités dans ce qu’on peut faire, mais c’est pas un équipement professionnel qui va magiquement rendre nos résultats à la hauteur de nos attentes.
J’enfonce un peu des portes ouvertes dans le paragraphe précédent, le sujet c’est la manière dont on échange sur nos loisirs.
Je parle de photo, et qui fréquente les communautés autour de la photo va avoir le même genre d’histoires—très peu de discussion sur l’art, beaucoup sur le matériel. Je pourrais aussi parler de vélo : l’aspect matériel est primordial. Les Jean-Michel Rapport De Transmission ou les Christophe Milligramme De Trop pontifient à longueur de forum sur le meilleur matériel à acheter.
Après c’est vrai, lorsqu’on découvre une pratique, un intérêt, on va devoir s’équiper—et on ne veut pas forcément se limiter à l’équipement de base. On veut ressentir le potentiel de cette nouvelle activité, on veut s’imaginer qu’on deviendra bon, et si on a un appareil photo très basique ou un vélo cheap ou inadapté, on atteindra rapidement des limites. C’est notre méconnaissance du sujet qui nous fera croire qu’on aura moins de potentiel avec du matériel de base.
Il y a quelques “loisirs” qui tournent autour du matériel pour le matériel, par exemple l’audiophilie. Là, c’est clairement le but. Comme on dit parfois, les gens normaux utilisent leur matériel pour écouter de la musique, les audiophiles utilisent la musique pour écouter leur matériel. Ça devient uniquement de la collection, il n’y a pas de création (comme en photo) ou de pratique (comme en vélo) qui justifie l’achat du matériel.
Sur Reddit, qui regroupe au même endroit tout plein de groupes d’intérêt, on peut voir ça particulièrement. Au bout d’un moment, certains groupes finissent par tourner autour du matériel, de la dépense, etc. : les seules photos postées sont celles de nouveau matériel, de trouvailles rares, avec les discussions à l’avenant.
Beaucoup d’utilisateurs qui postent ça cherchent sans doute à s’intégrer, ou à avoir un statut dans la communauté.
Genré ?
Après des années à fréquenter des communautés autour de divers loisirs, j’ai vu passer les mêmes memes adaptés tous ces loisirs différents. Plus le hobby est masculin, plus il y a de place pour le fait que les hobbyistes / membres du subreddit dépensent beaucoup plus d’argent qu’ils ne le disent à leur conjointe. Le concept est tellement répandu dans ces activités masculines que certains memes vont faire le pont entre des communautés—la complicité masculine contre les méchantes partenaires qui tiennent les cordons de la bourse et voudraient empêcher les hommes de s’amuser.
J’ai la flemme de retrouver les memes, mais deux particulièrement me reviennent en tête :
- un homme dit à son ami que s’il vient à mourir, il est jaloux du mec qui rachètera à sa femme toute sa collection de (vinyles, vélos, couteaux, timbres, etc.) à vil prix, parce que sa femme ne saura pas la vraie valeur de la collection, parce qu’il lui a toujours menti pour ne pas se faire engueuler ;
- une dizaine de chevaliers sont en cercle et pointent leur épée vers le centre, de manière unie et complice. Sur chaque chevalier l’auteur a écrit le nom d’un hobbie (ou d’un subreddit), et au centre, là où les épées se rejoignent, la phrase “sous-estimer auprès de sa femme l’argent dépensé dans les hobbies.
J’ai beaucoup moins vu de “collectionnite” ou d’accumulation de matériel dans les loisirs plus codés féminins auxquels je me suis intéressé (la couture principalement, le tricot et le crochet un peu).
Oui il y a des discussions sur le matériel—quelle machine va faire quel point, quelle aiguille pour quelle laine—mais c’est ce qu’on voit c’est les résultats et très peu les outils, flambants neufs, juste sortis du carton pour se vanter.
Privilège de classe ?
Évidemment la discussion de classe et de privilège est centrale.
Il faut avoir le temps et l’argent pour pratiquer un loisir. Le temps, ça tombe bien les hommes en couple hétéro classique en ont plein si c’est leur femme qui récupère tout le labeur familial. L’argent, même chose. Plus haut salaire, moins de pression à être celui qui achète les vêtements des enfants, etc. Je généralise, mais à peine.
Et évidemment, quelqu’un qui n’a pas besoin d’avoir deux métiers pour survivre va pouvoir se consacrer à la randonnée ultra-light, à l’accordéon ou au DJing de salon. Et montrer sa sophistication dans la communauté du loisir en montrant (surtout) des photos de son matériel, c’est pour perpétuer son statut. Je suis meilleur que la plèbe parce que j’ai l’argent pour l’être (et il y a un cercle rouge sur mon appareil photo, tmtc).
Où j’en suis
Je pense à tout ça pour plein de raisons.
D’abord, l’impact social et environnemental de la surconsommation liée aux activités non-essentielles de l’humanité. Ouais. Je dis pas qu’on n’est pas sur terre pour kiffer, et qu’il ne faut pas trouver des manières de s’exprimer, de créer, de se lier à des gens, maiiiiis il y a un moment où la place que ça prend est absolument énorme.
Il y a une dizaine d’années j’ai déménagé. J’avais trois cartons de matériel photo (vieux appareils, etc) que j’ai mis dans la cave, et je n’en ai remonté que deux une fois que j’ai eu des étagères. Le troisième, je l’ai retrouvé au printemps, tout plein de trucs que je n’avais pas vu depuis dix ans, et que j’avais accumulés pendant les dix années précédentes. J’ai pris la décision de les revendre ; autant que ce matériel soit utilisé. C’est pas une décision pour laquelle je réclame des accolades en la racontant ici. D’ailleurs, je ne sens ni perte, ni soulagement, dans cet acte de débarras. Je pensais qu’il y aurait une émotion quelconque, mais la seule que je ressens, c’est le plaisir de voir les acheteurs découvrir un nouvel outil, une nouvelle facette dans leur pratique de la photo (ou juste un joli truc déco). Je me doute qu’une partie de ce matériel se retrouvera sur une étagère, dans un sac ou un carton, sans être beaucoup utilisé. Mais c’est plus ma responsabilité.
Mais à l’inverse, j’ai récemment acheté une nouvelle machine à coudre. C’est une machine de gamme juste sous professionnelle avec un écran tactile, alors que ma machine jusque là est une solidement ménagère, avec juste ce qu’il faut de boutons. Je l’ai achetée parce que l’occasion qui se présentait était plutôt bonne, que j’avais assez d’expérience avec ma première machine pour savoir ce qui me manquait et ce que l’autre allait m’apporter. Est-ce que c’est raisonnable ? Non. Est-ce que j’en ai parlé autour de moi ? Un peu, aux gens qui savent que je couds. Est-ce que je me suis senti mitigé au moment de l’achat ? Ouais. Parce que cette machine, même si elle me plait, ne correspond pas à la majorité des principes que j’essaye d’appliquer :
- pas de dépense de plus de 100 euros sans un mois de réflexion ;
- pas d’achat si c’est pour avoir du matériel en double ;
- pas de machines qui ont trop d’électronique et dont je ne connais pas la date de péremption—idéalement j’achète pour 10 ans ;
- pas de trucs que je n’utiliserai pas.
Là je suis content du potentiel que cette nouvelle machine porte en elle, mais j’aurais pu me satisfaire de ma première pendant encore plusieurs années. Pour éviter les redondances, je vais donner ma première à quelqu’un qui en aura l’usage—là non plus pas de regret de la séparation (est-ce que je m’attache moins aux outils avec l’âge ?)
Je pense à tout ça parce que j’ai des tas de centres d’intérêt, et parfois des sujets que j’aborde puis abandonne en quelques semaines—parfois après avoir acheté du matériel. Donc j’ai plein de trucs dans mes armoires et sur mes étagères. Est-ce que je veux continuer ma vie en entassant ces machins ? Est-ce que je souhaite qu’à la fin de ma vie, le dernier souvenir que quelqu’un ait de moi soit un appartement plein de choses dont il faut se débarrasser ? Bof, j’aurai beau être mort, je suis pas fan du concept (déjà il faudra que je survive jusque là).
J’y pense aussi parce que j’étais tombé sur le concept de publier une liste de souhaits sur son site perso (un sujet sur lequel je parlerai sans doute plus bientôt), et qui me fait réfléchir sur la consommation, la surconsommation, où se situe la limite entre les deux, comment on se définit par le biais de ce qu’on possède ou qu’on montre qu’on possède, etc. Les fêtes qui approchent, le black friday, et la limite de la taille et du nombre des bagages dans les trains.
Il y a aussi peut-être un vieux bout de culpabilité, vis à vis de l’environnement ou des gens plus doués que moi mais qui n’ont pas les moyens (temps, argent…) à consacrer à la pratique de ces loisirs. On est sur cette terre pour kiffer, j’ai fait des choix dans ma vie qui me donnent ces possibilités-là (en échange de contreparties), j’ai le droit de consommer, mais dans certaines limites. J’aime pas cette impression (un poids que je me mets tout seul) d’avoir à me justifier quand je parle de matériel, et je ne veux pas passer pour un flambeur voulant prouver son statut et sa richesse.
En conclusion
Bon j’ai pas trop de conclusion. J’ai écrit cet article en plusieurs fois, après des discussions avec des amis. Je m’en tiendrais à la recommandation de Martin. Le mieux, le moins coûteux financièrement, chargementalement et émotionnellement, c’est la récup’ pour commencer. Le reste viendra après la pratique.
Je vais aussi m’appliquer un peu plus à respecter ma liste pour ne pas être déraisonnable. D’ailleurs depuis quelques mois j’utilise un petit Raccourci iOS qui me permet de m’envoyer un mois après un rappel à propos d’un lien ou d’une photo : si après un mois j’ai beaucoup repensé à l’utilité (ou juste à mon désir) de l’objet de ce rappel je me permets la dépense. Sinon, ça part à l’oubli (ou à une liste à plus long terme). Voilà le lien si tu as un machin qui tourne sur iOS.
Il faut aussi que je ne succombe plus au GAS. Généralement il suffit d’un sevrage des principales communautés toxiques sur ce plan là. Je n’aurai jamais ce qui est perçu comme la Rolls (ou la Rolex) de telle communauté de hobbyistes, et c’est pas grave. Si je redirige mon énergie sur la création, j’aurai des belles choses quand même.
Et enfin ce qui me plait dans tous ces loisirs en plus de leur pratique, c’est de les faire découvrir aux autres. Pas besoin de matériel clinquant pour ça—juste communiquer la satisfaction que m’en apporte cette pratique, et s’il y en a, partager les résultats.
Donc rendez-vous ici-même pour plus de résultats.