Le monde du travail, dernière frontière à conquérir pour le climat
J’écris ces lignes en région parisienne, alors que le le thermomètre de ma cuisine a plusieurs fois dépassé 40 oC dans la semaine passée. Le mois dernier, en Inde, le thermomètre affichait 50 oC et plus, la ville de Chennai a connu une sécheresse abominable. La semaine dernière, il y avait des feux en Alaska, jusque dans le cercle polaire. Le monde a chaud, je suis en slip, et heureusement je ne suis pas au travail.
Le monde du travail et la crise climatique. Deux choses qui vont main dans la main et qui ont été causées en grande partie par le capitalisme.
En vrai je me trompe un peu dans mon titre. C’est pas le monde du travail la dernière frontière : convaincre notre ministre des lobbies Elisabeth Borne d’agir durablement pour le climat parait quand même assez insurmontable lorsqu’on compare à la maigre tâche de convaincre tous les patrons de France, d’Europe et du monde d’abandonner le capitalisme et d’adopter des pratiques qui sont bénéfiques à l’environnement. Elisabeth si tu me lis, j’ai plein de propositions de trucs que tu peux faire pour transformer la déclaration d’état d’urgence climatique en véritable pratique de tous les jours (ça commence par re-développer le réseau SNCF dont la ministre des transports a contribué au démantèlement, et aller au travail à vélo, comme Christiane Taubira).
Parler environnement en entreprise, j’ai déjà donné
Je m’intéresse à l’environnement depuis pas mal de temps. En 2008, j’avais participé chez mon employeur d’alors, Vente Privée, à un groupe de travail sur le sujet. Le groupe avait commencé à l’initiative d’employés (dont je faisais partie), et nous avions réussi à se faire remarquer par la direction, au point que les RH et la com avaient rejoint l’équipe.
Cette initiative n’a pas duré longtemps. Pour raconter rapidement, on a passé deux ou trois réunions à discuter de l’impact de l’entreprise (on ne savait pas exactement comment trouver les infos et chiffrer le tout, et les services généraux n’étaient pas assez intéressés pour aider), de ce qu’on pouvait faire pour réduire cet impact (les services généraux nous avaient dit que c’était important pour l’environnement d’économiser le papier), et on nous avait surtout suggéré de trouver une mascotte pour mettre sur des affiches qui diraient aux collègues de ne pas jeter de papier dans la poubelle normale.
Ah oui, on avait aussi suggéré à tout-en-haut de penser à installer des panneaux solaire ou réfléchir à une compensation des émissions carbones engendrées par les livraisons de produits vendus sur le site (la boîte était premier client de La Poste en France, à l’époque), on a eu une réponse claire et niet. Ces trucs de hippies c’était pas vraiment à l’ordre du jour, il valait mieux culpabiliser les employés qui utilisaient trop de papier et ne faisaient pas le tri sélectif chez eux.
En 2008 on avait un mot pour désigner la manière dont cette initiative s’est soldée, on appelait ça un epic fail.
… c’est un problème généralisé
Dans toutes les entreprises où j’ai travaillé depuis, ça a été grosso modo la même chose. Les excuses, il y en a des tonnes. « Pas le budget ». « Si nous on commence à faire ça, notre concurrent va en profiter pour prendre des parts de marché ». « Les clients n’ont pas besoin de ça ». « Les investisseurs n’ont pas besoin de ça ».
Et puis il y a les gens qui veulent bien faire, réduire leur empreinte carbone, mais on leur interdit le télétravail ou le train pour les voyages d’affaires, ou bien ils ne pensent même pas à demander ce genre d’aménagements. Parce que « j’y suis obligé, tu vois, de traverser la France en avion une ou deux fois par semaine pour assister à une réunion ». C’était mon père, ça, avant de prendre sa retraite et redécouvrir les joies du potager.
Et puis il y a des métiers dans lesquels l’usage de la voiture est tellement ancré dans les mœurs que toute alternative est inimaginable.
… mais c’est trop important pour se taire
Ça y est, le parlement français a inscrit l’Urgence Climatique dans la loi qui va fermer trois centrales à charbon mais pas grand chose d’autre. Le précédent ministre de l’environnement n’a pas fait grand chose mais il s’est aperçu que ça la foutait mal de gazer des militants pro-environnement. Le président et ses députés se rendent compte de la mauvaise presse liée à la signature d’accords de commerce climaticides le même jour de la venue d’une jeune activiste du climat mondialement connue. Les temps changent.
Mais… dans les entreprises ?
C’est pas juste une entreprise, c’est un système (ft. le capitalisme)
Tweet de @lizzoaw :having a job is weird because we’re in a major extinction event
, c’est bizarre d’avoir un boulot vu qu’on vit pendant une période d’extinction massive
Toute l’économie, donc les entreprises, donc nos jobs, sont fondés sur des idées capitalistes. Depuis quelques décennies, c’est les penchants les plus libéraux du capitalisme qui sont encouragés afin d’encourager le profit à court terme, avec leur lot de croissance des inégalités, retrait des services publics et de l’idées même de communs, et surtout d’accélération des catastrophes environnementales. Tout système basé sur ces idées capitalistes a engendré des externalités négatives qui mettent maintenant l’humanité en danger.
Il est estimé que les 100 plus grosses entreprises à travers le monde sont responsables de 71 % des émissions de CO2 1, pourtant rien n’est fait pour les entraver, au nom de l’Économie. Au final, quelqu’un d’autre devra payer le prix de la pollution, des changements climatiques, de la perte de la biodiversité. Et bizarrement, il n’est pas question que les pollueurs payent, ça entraverait le Marché.
En participant à l’activité économique, on contribue à tout ça. Il est temps de voir ce qu’on doit changer, en attendant de pouvoir s’abstraire du système capitaliste.
Réformer le monde de l’entreprise
Rien ne permet aux citoyens de véritablement peser sur l’action des entreprises qui les emploient ou dont ils sont clients. Trouver un autre employeur ou un autre fournisseur qui aurait de meilleures pratiques environnementales peut être très difficile, tant la pression capitaliste force les entreprises à ignorer totalement les externalités négatives liées à l’environnement. Les entreprises qui ont une véritable démarche environnementale sont extrêmement rares. Patagonia par exemple vend des modèles usagés et rapiécés et ses fondateurs sont à l’origine de la grande quantité de parcs naturels protégés au Chili. Mon hébergeur, Infomaniak, utilise de l’énergie renouvelable, n’utilise pas de climatisation et soutient des ONG qui se battent pour le climat. La proportion de ce genre d’entreprises est absolument minime par rapport à toutes celles qui ne prennent aucune décision en faveur de l’environnement… ou celles, qui font du greenwashing : de la communication pro-environnement sans aucune action valable derrière. Si on veut se faire une idée, WWF a publié un document en 2016 qui montre les 25 entreprises françaises qui impactent le plus l’environnement2. Spoiler : la grande distribution est évidemment en tête.
Il faut penser les choses autrement. Employé·es et client·es doivent faire entendre aux dirigeant·es des entreprises que l’impact environnemental des structures dont ils sont à la tête rendra beaucoup plus difficile la survie de l’humain sur la planète.
Des mesures à prendre pour contraindre les entreprises
Une des manières de faire bouger le monde de l’entreprise, c’est par l’extérieur : par la législation et les règles. Malheureusement, notre gouvernement actuel aime beaucoup trop le monde de l’entreprise pour proposer toute nouvelle contrainte qui entravera le marché au profit de l’environnement. Mais bon, on peut toujours imaginer des moyens de faire évoluer les choses…
Une des meilleures manières serait de forcer toute entreprise cotée en bourse à publier un bilan climatique de ses activités, avec une note de 1 à 5 établie par un organisme indépendant. Toute communication de cette entreprise (communiqué de presse, campagne de publicité) devra indiquer la conclusion de ce bilan et la note. Les dividendes versés aux actionnaires de ces entreprises ne pourront être touchés que si la note est supérieure à la moyenne. Dans le cas contraire, ces dividendes iraient dans un fonds public d’investissement de transition, qui financerait des entreprises vertes, des ONG, des projets de particuliers, etc.
On peut penser à d’autres choses, parfois juste en poussant ce qui existe déjà :
- Télétravail généralisé (pour les métiers pouvant être pratiqués à distance, évidemment)
Avec obligation de télétravail en cas de pic de pollution, de canicule, etc. ; - Suppression des véhicules de fonction ;
- Encouragement financier conséquent pour les salariés non motorisés
Par exemple via un forfait mobilité beaucoup plus élevé, un remboursement intégral des transports en commun, etc. ; - S’extraire des traités de libre-échange, en particulier de ceux qui ne permettent pas de peser sur les pratiques environnementales des pays concernés ;
- Accompagner le retour des industries manufacturières en France, pour réduire les distances de transport entre les usines et les consommateurs ;
- Établir le fret ferroviaire comme solution par défaut de transport de marchandises. Le financement de l’entretien des voies de chemin de fer nécessaires à cette mesure pourrait se faire en prélevant un droit de passage à chaque camion se déplaçant sur le territoire ;
- Amener les cantines d’entreprises à limiter le nombre de plats avec viande (surtout viandes rouges), au profit d’alternatives végétariennes ;
- Interdire la construction de bâtiments à forte empreinte énergétique (façades vitrées…), privilégier les projets les plus économes ;
- Utiliser des indicateurs économiques qui prennent en compte l’extraction de ressources, l’appauvrissement de la biosphère et des réserves naturelles, le bien-être humain, et qui rejettent la croissance à tout prix.
Bref, les idées ne manquent pas. Ce qui manque, c’est la volonté politique et la culture d’entreprise. Pour le financement, des taxes bien placées (par exemple sur les marchés ou sur les milliardaires) pourront aider l’aide à l’adaptation pour les plus petites entreprises.
Ce qu’on peut faire en attendant la chute du capitalisme
En plus des gestes qui doivent être faits aux plus hauts niveaux, il y a des actions qui peuvent être entreprises par le bas. Le rôle des transféreurs est crucial pour faire essaimer de meilleurs pratiques environnementales auprès des employé·es3. Loin de moi cependant toute idée de colibrisme et de changer soi-même les ampoules sur le lieu de travail (le travail supplémentaire des transféreurs n’est pas rémunéré et est très vite récupéré par l’employeur), mais nous avons un devoir, nous travailleur·ses et employé·es, ou même chef·fes et gérant·es, de changer le monde du travail.
Nous avons ce devoir parce que le monde du travail doit évoluer. Si ça tombe sur nous, c’est parce qu’on voit que rien n’est fait. On a du pouvoir, mais on ne s’en rend pas forcément compte.
Revoir notre rapport au travail
C’est la première étape, et celle qui nous aidera à sortir du capitalisme. Pour une grande partie de la population, le travail est au mieux une obligation aliénante et frustrante intellectuellement, au pire une prise d’otage du capitalisme sur les corps et les esprits. Le monde du travail est à l’origine de quantités de troubles psy, et trop peu est fait pour les personnes qui en souffrent. Sans compter les travailleur·ses qui sont blessés ou meurent dans le cadre de leur travail.
Une idée qui pourrait avoir sa place dans la liste de la section précédente, c’est la semaine de 4 jours4. Réduire le temps de travail, c’est réduire les émissions liées aux industries : une usine qui ne marche que 16 jours par mois émet moins de gaz à effet de serre qu’une qui est ouverte 20 jours. C’est aussi réduire la quantité de kilomètres parcourus par les travailleur·ses, réduire la production donc réduire les besoins en ressources.
Démissionner des entreprises polluantes (ou refuser d’y collaborer)
C’est la proposition la moins facile. Rien que la proposer présuppose d’un privilège énorme de ma part, celui de n’avoir pas de vécu négatif dans mon travail. Mais c’est un levier qui peut fonctionner. Facebook par exemple en fait les frais en ce moment : suite à leur gestion catastrophique des données personnelles, ils ont des problèmes de recrutement liées à l’aura négative qu’ils ont dans l’industrie.
De mon point de vue, il y a un impératif moral et éthique personnel à ne pas travailler pour une entreprise polluante. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai signé le Climanifeste, un manifeste écologique des professionnel·les de l’informatique, qui déclare :
Inspirons-nous donc des étudiant·e·s pour signifier aux entreprises responsables du réchauffement climatique et à celles qui les financent que nous refuserons dorénavant de travailler pour elles.
La démission et le refus de collaboration peuvent être des solutions des plus radicales.
Trouver comment améliorer l’impact climatique de son employeur
Si l’activité de base de l’employeur n’est pas directement néfaste à l’environnement, je suis persuadé qu’il y a des possibilités d’agir au delà de la démission pure et simple. Ces actions, c’est pas juste appliquer les petits gestes du quotidien au travail, c’est trouver et proposer de nouveaux gestes dans le lieu de travail.
Quels gestes ? Il y a les les classiques, comme par exemple supprimer les gobelets réutilisables et utiliser des verres ou tasses pour les boissons, ou l’adoption de papier recyclé pour toutes les impressions, le non-remplacement de matériel qui peut être réparé, etc. Mais il y a des actions propres à chaque lieu de travail, qui peuvent être trouvées en cherchant dans les habitudes, les processus et les usages des différents postes et équipes.
Par exemple, mon employeur est une entreprise présente sur internet. Internet consomme énormément d’énergie5, son impact environnemental est énorme6. Pour diminuer les émissions carbones liées au site de mon employeur, il faut entre autres améliorer la performance (tout ce qui concerne la vitesse à laquelle le site arrive et s’affiche), j’ai eu la chance de travailler dans l’équipe qui a travaillé sur le sujet. On est en train de réduire le poids des pages, et donc d’améliorer l’impact environnemental du site. C’est une action concrète, qui a un effet. Mais évidemment, c’est pas assez. Chaque entreprise va avoir son contexte particulier, qui va avoir besoin de solutions adaptées. Mon expertise est en conception web de qualité, mais pas en isolation de bâtiments, en transports, en énergie, etc. Là, il y aurait aussi beaucoup d’idées à proposer.
Dans les prochains mois, je compte m’exprimer sur le sujet au niveau le plus haut. Je ne sais pas encore quand ni comment, mais voilà, je ne peux pas m’en affranchir. Ce que je proposerai aura pour sujet l’activité propre à l’entreprise (un site web, et donc la propreté de son hébergement (Amazon AWS n’est pas propre, loin de là), les dépenses énergétiques des locaux, et.), ses externalités environnementales indirectes (tout ce qui peut être produit et expédié par le biais des services qui sont proposés, etc.), et la prise d’un engagement en faveur du climat de manière non-négociable. Je compte me faire accompagner par des collègues dont je sais qu’iels sont sensibles à ces problèmes, et je n’aurai pas de regrets si les valeurs de mon employeur ne cadrent pas avec l’urgence climatique : ma loyauté va à la planète contre la crise climatique, et pas à un employeur. Niveau emploi j’aurai toujours un plan B ; niveau environnement il n’y a pas de planète B.
Le domaine d’activité de l’entreprise est à étudier, pour identifier les externalités, directes ou indirectes7. Il faut s’y intéresser, rechercher, et s’y spécialiser, et surtout intégrer les autres collègues dans la démarche. Ensuite, il faut en parler aux plus hauts échelons de la hiérarchie de l’entreprise. Ça ne sert à rien d’en parler seulement à ses responsables d’équipe (leur mission est de faire tampon entre le haut et le bas), ou les RH (leur mission est de protéger l’entreprise contre toute menace : employé·es, etc.), il faut viser au plus haut. Les décisions à prendre sont importantes, il faut viser le sommet.
Forcer l’employeur à prendre en compte son impact climatique
Malheureusement, le droit de retrait ne s’applique pas au danger existentiel qu’est la crise climatique. Ce droit concerne les situations dangereuses directes : trop chaud (on est en période de canicule, si tes conditions de travail ne te permettent pas de travailler renseigne-toi sur le droit de retrait !), trop froid, manipulation de produits dangereux… On pourrait ajouter le droit de retrait lié à une activité impactant l’environnement dans la liste d’idées de la section précédente.
La conscience environnementale touche de plus en plus de monde. Il n’est pas impossible, il est même probable que votre voisin·e de bureau se préoccupe de l’impact de votre entreprise. À plusieurs, on est plus puissant que seul·e. C’est la base du syndicalisme (tu sais, le truc qui nous a donné les congés payés grâce aux grèves de 36).
Il faudrait voir dans quelles conditions le droit de grève peut s’appliquer à des pratiques climatiques. Le 20 septembre il y a un grève mondiale pour le climat, et la CGT s’est déclarée en faveur de cette grève8. Si la CGT pose un préavis de grève au niveau national, tout·e employé·e du privé peut la rejoindre9.
Au delà d’une grève nationale, je pense qu’il faut s’organiser dès lors qu’on est plusieurs dans une équipe ou une entreprise, et faire bouger les lignes sur les questions environnementales.
Un patron n’aurait aucun client dans un monde qui n’a plus d’humains.
…mais n’oublions pas, le but c’est la fin du capitalisme (et de l’extractivisme, et tout ça…)
Plein de gens ont dénoncé mieux que moi le rôle du capitalisme dans la crise climatique actuelle10 11 12, et de l’extractivisme en général. Il va falloir s’affranchir de la quasi-totalité des ressources non-renouvelables pour la survie de l’humanité, apprendre à réutiliser ce qui a déjà été récolté puis jeté, et surtout apprendre à se satisfaire de moins, pour produire le nécessaire.
Le travail qui nous attend est énorme. Les changements d’habitude peuvent paraître insurmontables (j’ai passé une semaine chez mes parents, produits des Trente Glorieuses, je saisis pleinement l’ampleur du travail), mais on n’a pas vraiment le choix.
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